mardi 22 septembre 2009

Agnès Grey de Anne Brontë - critique -

Agnès Grey vit modestement sa vie avec sa soeur Mary et ses parents dans un presbytère au Nord de l'Angleterre. Son père, dont les dettes ne cessent de s'accumuler, est contraint de demander à l'ainée de peindre des aquarelles pour ensuite les vendre sur le marché. Agnès, encore toute ignorante du monde extérieur, se propose alors de devenir gouvernante. Car ainsi, la maigre pension dont elle en sous-tirera lui permettra de contribuer à l'apport financier de la famille. Commence alors la vraie vie d'Agnès Grey, entre désillusions totales et relations hiérarchiques lancinantes...
C'est non sans regret que je me suis penché sur le livre d'Anne Brontë après les chefs d'oeuvres de ses soeurs Emily et Charlotte. Non pas que son écriture soit pénible ou grossière, loin de là, le talent littéraire étant définitivement héréditaire chez les soeurs Brontë ; mais que le roman Agnès Grey paraît bien fade en comparaison du torturé Wuthering Heights et du sublissime Jane Eyre (dont la critique ne manquera pas de paraître). Sans doute cela est-il à mettre sur le compte de son jeune âge (elle était la benjamine de la famille) et de facto, de son manque d'expérience. Alors qu'on pouvait s'amuser à remarquer de nombreuses similitudes entre le vécu de Charlotte Brontë et celui qu'elle a bien voulu accordé à son personnage Jane Eyre, le rapprochement entre Anne et Agnès est ici plus flagrant. Elle aura beau faire le choix de ne mentionner aucun nom de lieux dans son roman que le lecteur ne sera pas dupe qu'Agnès Grey est une semi-autobiographie de sa vie et de son expérience en tant que gouvernante.
Agnès Grey est en quelque sorte une sorte de mélange si je puis dire entre Wuthering heights et Jane Eyre. Agnès Grey, si l'on exclut ses parents, possède un entourage des plus déprimants. La citation de Sartre qui dit que "L'enfer, c'est les autres" prend ici toute son envergure. Pauvre petite fille d'à peine vingt ans d'une écoeurante naïveté, Agnès Grey est dévastée par le comportement terrifiant et parfois très inquiétant des enfants dont elle doit faire l'enseignement. D'abord, elle s'exile chez la famille Bloomfield. Apparaissant toute confiante pour son avenir en tant que personne à inculquer les bonnes valeurs, les enfants pourtant si petits ne manquent pas un seul instant de la faire revenir sur terre en la malmenant considérablement. Tom, sept ans, et Mary Ann, d'un an sa cadette, sont le reflet d'une enfance sans innocence. Bien que se rendant compte d'être les instigateurs du calvaire épouvantable qu'ils font vivre à une adulte, ils sont déjà conscients que la vie est faite de statuts sociaux et que grâce à ces relations hiérarchiques, le pouvoir naît et vit à l'intérieur de ceux dont la bourse excéde celle des autres. Cet affront est d'autant plus accru et intolérable pour Agnès que les parents eux-mêmes n'incarnent pas l'exemple qu'ils devraient donner à leurs enfants. Ainsi, si le petit Tom aime à torturer, découper et réduire en purée de pauvres oisillons sans défense, c'est parce que son père Mr. Bloomfield ne lui a inculqué aucune notion du bien et du mal et que pire, il l'incite même à exercer ce genre d'activité... Le comportement de Mary Ann ne tient pas non plus de la distinction d'une future grande dame : elle prend la pose d'une "bûche" en pleine classe et si Agnès avait le malheur de la réprimander, elle se mettrait à "pousser des cris suraigus" qui amèneraient sa mère à blâmer la gouvernante plutôt que sa propre fille. Agnès est donc un jouet en proie aux quolibets des autres, impuissante face à l'attitude laxiste des parents, à l'attitude monstrueuse de ses élèves, et les lignes de son journal traduisent bien sa détresse misérable et les bastos psychologiques qu'on lui inflige quotidiennement. Son écriture fait en cela de ce qu'il y a de plus formidable à lire et à ressentir.
Agnès continue ensuite son aventure en s'installant chez les Murray. Là encore, Anne Brontë montre très pertinemment que dans les familles bourgeoises, l'argent qui coule à flot et l'orgueil qui en émane détruisent et annihilent tous les préceptes moraux. Son éducation se concentrera principalement sur les deux filles, Matilda et Rosalie. Malgré les vaines tentatives d'Agnès de vouloir transmettre une fois de plus son enseignement, les deux filles se révèleront d'une méchanceté hallucinante. En particulier Rosalie, qui ne manque jamais une occasion d'étaler sa bonne condition sociale en pleine face de sa gouvernante. D'un narcissime infini, elle aime et s'aime, jouant avec les hommes qui ne sont pas insensibles à ses charmes. Elle se sert d'Agnès comme d'un véritable bouche-trou, demandant de sa compagnie comme bon lui semble, en particulier lorsqu'elle ressent ce besoin presque vital d'écraser son interlocutrice par la richesse de son rang. On est bien loin de la relation priviligiée que témoignait Adèle avec Jane dans le roman éponyme ! Cette tendance que déploie donc Anne Brontë à stigmatiser les relations comme infructueuses entre élève et gouvernante sont la preuve que ce "Je t'aime moi non plus" n'était uniquement alimenté que par le statut social des gens. En conséquence, Agnès, fille d'un pauvre pasteur, devrait au contraire être honorée de la présence de Rosalie à ses côtés qui daigne lui témoigner un quelconque intérêt. Ce qui est un comble : tendre le bâton pour se faire battre ! Mais le véritable danger, Anne Brontë l'écrit fort bien : "Les personnes dont nous avons constamment les actions sous les yeux et les discours dans les oreilles nous amènent lentement (...) à agir et parler comme eux". Alors, ne verrait-on pas chez Anne Brontë plus que chez ses autres soeurs, un personnage davantage philosophe que littéraire ?
Mais malgré tout ce tohu-bohu indescriptible fait de coups de poignards dans le dos et d'incessantes humiliations, nous ne pouvons pas ne pas être révolté contre le personnage d'Agnès Grey. A plusieurs reprises, pour ne pas dire tout le temps, Agnès se montre faible de sa personne. Elle ne se révolte jamais face à l'adversité, ne fait jamais étalage de ses sentiments en public et pleure comme une pauvresse dans son lit. Son austérité, à la limite du glaçon, frappe le lecteur car n'importe qui, qui aurait vécu un tiers des affreuses brimades dont elle fut le fruit chaque jour, aurait appelé aux armes ! Agnès se fait cracher dessus, se fait écraser dans la voiture qui les mène à l'église, se fait distancer par ses élèves sur le chemin du retour et mène une bataille psychologique épuisante contre ses adversaires sans pour autant dégainer son sabre. Bien que la vertu récompense toujours les opprimés, et qu'au final Agnès parvient à trouver le bonheur (une fin de roman digne des soeurs Brontë dont la lumière balaie au final toujours l'obscurité), le lecteur se sent énervé, agacé, remonté devant l'interiorisation du personnage. Ce petit bout de femme qui partie telle une bouture de chez elle revient au final comme une fleur rabougrie par les circonstances, et dégoûtée de ce que la conscience humaine peut avoir de plus misérable et injuste à offrir. Elle ne pardonne pas par exemple que Dieu ait choisi d'attribuer la beauté physique chez Rosalie car celle-ci n'en fait pas bon usage (plutôt osé de la part de l'écrivaine d'imputer un caractère hérétique à son personnage dans une époque où le catholicisme était la matrice de la société).
Pour résumé, Agnès Grey est une peinture sans concession sur le monde de la bourgeoisie et sur la condition sociale des gouvernantes au XIXeme siècle en Angleterre. Malheureusement plombée par des séquences de dialogues inutiles et de longueurs parfois rébarbatives, cette oeuvre d'Anne est plus à voir comme un traité philosophique chapitré sur les valeurs morales qu'un roman fictif à l'instar de ses soeurs. D'autant plus qu'on y voit constamment des allusions à l'expérience personnelle de celle-ci, de l'image iconique qu'elle attribue au pasteur Weston (une profession exercée par son père) aux émotions que produisent les grèves, les étendues de sable et "cet océan qui s'étend entre des montagnes écorchées". Car sachons-le, Anne était friande de ces balades, et elle n'aurait pas pu avant sa mort se rendre une dernière fois à la mer. Avec Agnès Grey, c'est chose faite. Elle romantise à tout jamais son univers émotionnel grâce au couple Agnès/Weston qui se tiennent "l'un près de l'autre à regarder la splendeur du soleil couchant se refléter sur le monde aquatique". Quelle belle épitaphe... !

2 commentaires:

Vincent a dit…

Décidemment décrire la vie des gouvernantes anglaises semblent être un leitmotiv chez les soeurs Brontë ! Leur univers immediat en somme. Mais elles semblent être bien différentes les unes des autres ces gouvernantes malgré tout. C'est ainsi que se termine le cycle Brontë chez Tom-Tom. Donc après l'introversion si agaçante d'Agnès tu vas assister aux frasques d'Emma c'est ça ? Bonne lecture, ça se lit comme du petit lait Flaubert ! lol

Tom-tom a dit…

Et oui, le cycle est terminé (la larme à l'oeil lol). Quoique il me reste encore "La recluse de Wildfell Hall" de Anne :-) et tous les autres poèmes.
Jane Eyre m'a semblé plus battante et moins pleurnichade qu'Agnès Grey (mais au vu des familles où elles tombent, c'est normal on dira. C'est vraiment l'horreur !).

Quant à Emma, on m'a souvent dit qu'elle était une vraie Cosette, mais un vrai modèle de femme pour son époque. Hâte de connaître toute cette histoire !

Biz